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http://sexes.blogs.liberation.fr/2014/04/07/ceci-nest-pas-du-cul/

 

 

Ceci n’est pas du cul

Par Agnès Giard  (7 avril 2014)

blocs de chair 10

Illustration : Vanda Spengler.

Vanda Spengler photographie des corps nus depuis environ douze ans, mais son travail n’a rien d’érotique, dit-elle. Elle affiche ses photos dans des lieux publics, lors d’expositions pirates, pour confronter les gens à cette question : que dévoile REELLEMENT la nudité ?

«Ça te provoque, toi ?». Une femme se tourne vers son mari qui hausse les épaules : «Non.» «Je ne pense pas qu’il y ait un impact sexuel», conclut la femme qui vient de regarder attentivement les photos. La scène se déroule devant le Musée Pompidou. Vanda Spengler y a planté un petit portique à roulettes qu’elle appelle «expo-mobile» et sur lequel sont suspendues des photos qui font tourner l’œil aux passants. Certains, bravement, approchent, attirés par ces images de grappes d’hommes et de femmes enchevêtrés ou entassés dans des décors urbains désertés… Les corps sont photographiés en amas et les séances se déroulent généralement —sans aucune demande d’autorisation— sur des quais, dans des halls de gares, des parkings ou des caves d’immeuble. Il se dégage de ces clichés une beauté un peu effrayante, née du contraste entre l’aspect presqu’animal de ces anatomies tordues, rampantes ou convulsées dans le béton et le décor à l’aspect cauchemardesque : villes mortes, souterrains mal éclairés… Spectacle qui n’est pas sans rappeler certains films d’horreur.

«Ses images ne laissent pas indifférent. Elles produisent adhésion enthousiaste, ou rejet violent. Elles interrogent leurs propres commentaires et ce dialogue fait partie intégrante du travail de Spengler. Ainsi, elle se demande pourquoi certains voient dans ses photos un regard sur le sexe, alors que c’est le corps qui l’intéresse ?». Pour le réalisateur Antoine Desrosières (1) ce que Vanda met à nu —par corps interposés— c’est avant tout sa propre psyché. Dans un documentaire intitulé Vanda Spengler… aura ta peau, projeté en avant-première le mercredi 9 avril, à Paris, il dévoile habilement l’aspect noir, voire torturé, de cette photographe. «D’après elle, le regard que l’on porte sur le nu interroge la relation que l’on porte à nos corps, et n’y voir que le sexe parlerait des limites de notre culture. Ainsi, Spengler est publiée dans des livres représentant l’élite des photographes érotiques (deux éditions du Mammoth Book of the new erotic photography), et elle ne le comprend pas, pensant que la nudité ne saurait suffire à faire l’érotisme, elle qui ne travaille pas sur le désir ».

Non, Vanda ne travaille pas sur le désir, mais sur ce qu’il recouvre et dissimule en ses tréfonds. Ses photos pourraient s’intituler, pour parodier Magritte : «Ceci n’est pas du cul.» Quoi donc alors ? «Moi, j’ai grandi dans une drôle de famille, répond-t-elle. Mon père est éditeur de littérature érotique. Ma grand-mère est Régine Deforges, la première femme éditeur en France —elle ne dirait certainement pas éditrice—, elle aurait trouvé ça con. Elle a eu beaucoup de soucis avec la censure parce qu’elle a publié Histoire d’O et des romans qui étaient soi-disant inacceptables à l’époque. Si j’avais fait des photos érotiques finalement, j’aurais suivi la tradition familiale. Mais non. Je fais du nu. Et ce n’est pas parce qu’il y a du nu qu’il y a lien possible avec l’érotisme ou la sexualité. Le nu pour moi c’est juste être à l’état primitif. Je parle du caractère brut de ce qu’on est, donc moi en fait je m’en fous du cul.» Ceci n’est pas du cul, mais de la violence nue… la violence de ce refoulement collectif qui consiste à faire semblant d’être humain.

Pourquoi portons-nous des vêtements ? Pourquoi est-il si important d’avoir l’air cultivé, sociable, policé ? Il s’agit de masquer ces «pensées parasite», ainsi que les nomme Vanda -pulsions de meurtre ou de suicide- qui nous habitent et parfois prennent corps. Voilà pourquoi les sociétés humaines interposent entre la chair et nous ces filtres culturels que sont les parures, les sourires ou les conventions corporelles. Vanda n’en veut pas. «Marion c’est trop joli !, dit-elle à une modèle qui prend la pause. Un peu plus moche voilà.» Il s’agit pour elle de montrer des «êtres qui s’entre-dévorent, tellement nombriliques et égocentriques,  avec beaucoup d’avidité et de désespoir par conséquent : on n’est jamais satisfait et il y a cette espèce de sentiment, un néant de manque de quelque chose que je ne peux définir.» Du magmas des postures, Vanda fait émerger une forme de vérité troublante à voir. Lorsqu’elle dirige ses modèles, elle dit qu’elle veut «des contorsionnements» ou des «mouvements larvaires».

«J’aime cette idée de corps unique que forment plein de corps ensemble.» Pour elle, tout aurait commencé avec le film Human Centipède, «Human Centipède 2, je tiens à le préciser. C’est l’histoire d’un psychotique. Son rêve ultime c’est de coller les gens les gens les uns aux autres à quatre pattes, bouche contre anus.» Pour Vanda, il n’y a pas de gens devant son appareil, mais «un beau tas de corps.»  Ces corps sont-ils vivants ou morts ? S’agit-il d’êtres humains ou d’âmes assassinées ? «Vanda incarne ses fantômes», suggère Antoine Desrosières qui voit dans son travail un processus de dépouillement par progressif… arrachement.  En 2007, pour faire la couverture d’un livre écrit par un médecin légiste (La parole est au cadavre), Vanda s’est volontairement plongée dans l’univers des morgues. En 2012, lorsqu’elle est tombée enceinte, elle s’est prise en photo nue dans une série baptisée «La bestiole», consacrée au désordre provoqué par cette intrusion. Sur les clichés, on la voit seule, ou dédoublée, se contemplant elle-même avec une sorte de mélancolie : un être comme venu d’ailleurs gonfle son ventre. Telles sont les pulsions qui nous habitent. Et qu’il nous faut mettre au monde, afin de devenir plus humain ?

«Vanda Spengler… aura ta peau», documentaire d’Antoine Desrosières.

(1) Antoine Desrosières a consacré 7 mois de tournage à la réalisation de ce documentaire, en 2013.

Agnès Giard. Auteure de livres, journaliste et docteur en anthropologie, Agnès Giard a d’abord travaillé sur les nouvelles technologies, les artistes underground et la culture populaire japonaise avant de s’intéresser aux sexualités. En 2000, elle devient correspondante du magazine japonais SM Sniper et y collabore pendant plus de dix ans. En 2003, elle publie un livre d’art au Japon : Fetish Mode puis entame une série de recherches qui seront publiés en collaboration avec des artistes contemporains japonais tels que Tadanori Yokoo, Makoto Aida, Toshio Saeki, etc. Son premier ouvrage, L’Imaginaire érotique au Japon, traduit en Japonais, est classé au 4e rang des meilleures ventes de livres étrangers. Suivent un dictionnaire (Dictionnaire de l’amour et du plaisir au Japon) puis un livre de design répertoriant objets de culte, gadgets et sextoys étonnants (Les Objets du désir au Japon). Agnès Giard publie ensuite, grâce à la Villa Kujoyama, une anthologie critique : Les histoires d’amour au Japon. Des mythes fondateurs aux fables contemporaines. Le prochain livre à paraître – fruit de trois ans d’enquête dans le cadre d’un doctorat à l’Université de Nanterre – portera sur les love dolls… prélude à de nouvelles recherches sur le lien entre les poupées, l’amour et la mémoire au Japon. Agnès Giard est maintenant chercheuse rattachée à l’Université de Paris Ouest, laboratoire Sophiapol (EA 3932), groupe de recherches « socio-anthropologie de la sexualité ».

 

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